Merci Madame la Présidente,
Je me sens très privilégiée d’avoir été invitée devant le Comité pour raconter mon histoire, car je considère que vous avez tou∙te∙s potentiellement un rôle à jouer dans la protection des sportif∙ve∙s et qu’il est extrêmement important pour le développement de la future génération de prendre en compte ma réalité en tant qu’athlète.
Il est essentiel de mentionner que tout ce dont je vais vous parler aujourd’hui ne sont que mes propres expériences, et que tout ce que je raconterai ici découle de mon opinion personnelle. Toutefois, j’espère que mon témoignage pourra vous donner un aperçu de ce qui peut se passer dans le monde du sport, de la façon dont les abus peuvent prendre forme, et des conséquences à long terme de ces abus. Pour des raisons de contexte, j’irai droit au but dans l’histoire, veuillez donc pardonner la brutalité de mes propos.
Pour les besoins de cette discussion, nous pouvons dire que mon histoire a commencé à 14 ans, car c’est l’âge que j’avais lorsque mon entraîneur, qui avait 26 ans de plus que moi, m’a frappée à la tête pour la première fois lors d’une séance d’entraînement. Il m’a dit que c’était pour faire de moi une meilleure athlète, plus résistante devant l’adversité. Il a comparé le monde de la compétition à la vie dans la jungle, et selon lui dans la jungle, seul∙e∙s les plus fort∙e∙s survivent.
On m’a appris à accepter les agressions et à croire que la violence physique était une partie normale de l’entraînement et qu’en fait c’était bon pour moi. À 15 ans, les violences verbale et physique ont évolué vers l’agression sexuelle et le viol, qui ont immédiatement été suivies de menaces du type “Je t’aime, je suis amoureux de toi. Si tu me quittes, je te tue, et ensuite je me suicide”. Je n’ai plus jamais été la même personne après cette première agression sexuelle et je me suis construit pas certain si construit ou construite une épaisse carapace pour que personne ne puisse jamais découvrir ce qui s’était passé.
Étant donné que je vivais dans la violence quotidienne, j’acceptais ces propos. Pour moi, c’était totalement possible qu’il puisse réellement me tuer, et qu’il puisse se suicider. C’était tellement réel que je ne pouvais pas partir ; je ne voulais pas vivre le reste de ma vie avec la responsabilité de la mort de quelqu’un sur ma conscience. Pour moi, l’abus subit incluait également les drogues améliorant les performances sportives, que j’ai commencées à prendre dès l’âge de 16 ans.
Déjà, à cet âge, je gagnais beaucoup de courses en tant que juniore, y compris les championnats nationaux contre des filles deux ans plus âgées que moi, si bien que mon entraîneur a décidé de prendre de plus en plus de congés pour se concentrer exclusivement sur ma carrière sportive et mon développement en tant qu’athlète. Il a fini par prendre un congé sans solde de son emploi de professeur d’éducation physique, et au cours de cette année-là, alors que j’avais 16 ans, nous avons découvert que j’étais anémique.
On m’a dit que je ne pouvais pas attendre que l’anémie disparaisse d’elle-même et me rétablir naturellement, car c’était moi qui étais censée gagner, obtenir des commanditaires et gagner de l’argent pour qu’il puisse vivre. Il m’a emmenée chez un médecin et ils ont décidé de me donner de l’EPO pour que je puisse continuer à m’entraîner et à performer malgré mon anémie. Ce qui devait se limiter à quelques injections pour traiter l’anémie s’est transformé en dopage pour le reste de ma carrière. Afin de démontrer l’ampleur de mes problèmes, je vais transposer ma situation dans le contexte de la “vie normale”. Dans notre société, lorsqu’une personne se livre à des activités illégales, elle est considérée comme criminelle, qu’elle soit prise en flagrant délit ou qu’elle y échappe. Ainsi, en moins de deux ans, de 14 à 16 ans, je suis devenue une victime d’abus, une tricheuse et, le dopage étant illégal dans le sport, une criminelle dans le monde dans lequel je vivais… et ce, à 16 ans ! J’étais une adolescente sans échappatoire, sans personne à qui parler et sans personne pour m’aider.
Les abus sont devenus plus fréquents et il y avait rarement une séance d’entraînement sans violence verbale, psychologique et physique. Mon entraîneur a pris le contrôle de tout : à qui je pouvais parler; quand je pouvais sortir; de même que tout ce qui concernait les finances, etc. J’essayais désespérément de trouver un moyen de sortir du contexte sportif afin de quitter cet homme qui avait pris le contrôle de ma vie, mais je n’en trouvais pas. Je ne pouvais pas “simplement arrêter” parce que je gagnais l’argent pour qu’il puisse vivre; (et il ne manquait pas de me le rappeler); qu’il avait tout quitté dans sa vie (y compris sa femme de laquelle il avait divorcé pour s’occuper de ma carrière) … donc tout était de ma faute.
Bref, je ne pouvais aller voir un autre entraîneur en raison de ses menaces de suicide. Je ne pouvais pas partager mon histoire avec ma fédération nationale ou internationale, car tout révéler aurait permis de m’accuser de tricherie et donc de perdre toute ma carrière, ma vie et ma réputation. J’en étais arrivée à penser que la seule solution était d’avoir un accident – pas un accident qui me tuerait – mais quelque chose d’assez grave pour que je puisse enfin tout arrêter.
Eh bien, une force extérieure a exaucé mon vœu car, au lieu d’avoir un accident, j’ai échoué un test de dépistage de drogues. J’ai été bannie de tous les sports pendant 10 ans. Je le jure, échouer ce test de dépistage est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. J’ai été immédiatement soulagée, car cela signifiait que je pouvais enfin arrêter le cyclisme et quitter mon entraîneur.
Ma vie était tellement horrible qu’un contrôle antidopage positif n’était qu’un petit inconvénient par rapport à ce que je vivais au quotidien. Avoir ainsi mon nom terni à jamais n’était qu’un petit prix à payer pour me débarrasser de lui.
Vous vous demandez peut-être pourquoi je ne l’ai pas simplement quitté… eh bien, il n’y a jamais rien de simple lorsqu’il est question de “s’extirper” d’une relation abusive. Fuir une relation abusive est de loin l’étape la plus dangereuse, car l’agresseur se bat pour reprendre le contrôle. La plupart des décès surviennent dans l’acte de partir, ou juste après que la victime ait mis un terme à la relation.
Jusqu’en 2015, j’étais plus à l’aise de voir mon nom et mon identité associés à des drogues améliorant les performances que d’être associée à l’abus dont j’avais été victime. En 2015, alors qu’une bonne partie de ma guérison avait eu lieu, je me suis enfin sentie prête à m’ouvrir sur la violence que j’avais vécue et sur la façon dont j’ai été contrainte de prendre des drogues améliorant la performance sportive, mais je n’étais pas encore prête à parler des agressions sexuelles. Pour moi, c’était encore trop sale et trop honteux. J’avais peur que personne ne m’aime après avoir appris ce qui s’était passé. Ce n’est qu’en 2021, après avoir lu de plus en plus d’histoires du genre sur les abus dans le sport, que j’ai décidé de partager toute l’étendue de mon expérience des abus; soit l’histoire que je viens de vous raconter aujourd’hui.
Ceci étant dit, ne me dites pas s’il vous plaît que vous êtes désolé∙e pour ce qui m’est arrivée. Être désolé∙e ne changera malheureusement pas le passé. Toutefois, soyez désolé∙e que la culture du sport soit toujours ce qu’elle est aujourd’hui. Soyez en colère que les choses n’évoluent pas assez vite dans la protection des sportif∙ve∙s. C’est parce que j’ai la réelle conviction que je peux faire partie de la solution et influencer le changement de culture qui doit être réalisé dans le sport que je me suis impliquée avec Sport’Aide et que je suis extrêmement reconnaissante d’avoir une voix ici aujourd’hui, devant votre Comité.
La littérature le confirme*, les athlètes féminines sont plus à risque de vivre des situations de violence sexuelle ; les jeunes athlètes sont plus vulnérables ; les athlètes féminines sont particulièrement à risque de subir des violences lorsqu’elles ont une faible confiance en elles, des troubles alimentaires et qu’elles subissent une très forte dépendance vis-à-vis de l’entraîneur. En outre, les athlètes d’élite risquent davantage de subir des violences psychologiques et les jeunes athlètes de subir des violences physiques.
Je souhaite qu’avec ce que vous avez entendu aujourd’hui, vous nous aidiez à apporter les changements concrets dans l’environnement sportif. Voici donc mes recommandations :
- Nous devons éduquer nos sportif∙ve∙s, en commençant le plus tôt possible, sur ce qui est un comportement acceptable ou inacceptable. Ils∙elles doivent être outillé∙e∙s pour savoir comment réagir, vers quels services/ressources se tourner et savoir au fond d’eux∙elles-mêmes qu’il n’y a aucune honte à demander de l’aide. Nous ne devons pas présumer qu’un∙e entraîneur∙e qui gagne est un∙e bon∙ne entraîneur∙e – certain∙e∙s entraîneur∙e∙s ne font que répéter les mauvais comportements dont ils∙elles ont été témoins et qu’ils∙elles ont vécu∙e∙s en tant qu’athlètes sans se poser de questions. Nous devons développer le réseau d’éducation pour rejoindre les entraîneur∙e∙s, les responsables des fédérations ainsi que les parents. L’éducation sur les questions d’intégrité devrait être obligatoire.
- Je souhaite demander la mise en place d’un système de réception et de traitement des plaintes qui soit TOTALEMENT indépendant des fédérations, et qu’il ne soit pas réservé uniquement à nos athlètes d’élite. Je tiens à rappeler que la violence dans le sport touche tous les âges, tous les genres et tous les niveaux de compétition ; elle se produit aussi bien au niveau récréatif que compétitif.
- Je souhaite que le système sportif canadien repense le financement de nos fédérations afin qu’il accorde – au minimum – la même importance au bien-être de nos athlètes qu’à leurs performances. Nous ne pouvons pas continuer à donner de l’argent aux fédérations uniquement en fonction des performances et des réussites à l’échelle internationale. Cette mentalité de gagner à tout prix favorise la culture de l’abus.
J’espère sincèrement que le travail que vous réalisez actuellement ne sera pas mis en veilleuse. Comme beaucoup d’autres personnes que vous avez entendues dans cette salle, je ferai pression pour que les choses changent. Vous avez le pouvoir de décision et nous comptons sur vous pour nous apporter le soutien que nous n’avons pas eu la chance d’avoir en tant que jeunes sportif∙ve∙s. Merci encore de m’avoir reçue parmi vous aujourd’hui.
*Extrait de Sylvie Parent, titulaire de la Chaire sécurité intégrité en milieu sportif de l’Université Laval, sur les violences en contexte sportif : « Le genre constitue également un facteur de risque, mais diffère en fonction de la forme de violence étudiée. Les résultats de Vertommen et ses collaborateurs ainsi que ceux d’Alexander et ses collaborateurs montrent que les garçons vivent plus de violence physique, et que les filles vivent plus de violence sexuelle. En ce qui concerne la violence psychologique, aucune différence significative n’a cependant été démontrée entre les filles et les garçons [12,28]. Un autre facteur de risque souvent discuté dans la littérature est celui de l’âge des sportifs. Pour certains auteurs, les jeunes constitueraient un groupe plus vulnérable à la violence dans ce contexte en raison de leur forte présence dans le milieu du sport organisé, mais aussi parce qu’ils sont dans une phase de vulnérabilité et de transition (dans le cas de l’adolescence) [88,89].
